lundi 30 juin 2014

D'où vient la faim


D’accord. Maintenant.

Elle n’en peut plus.  Plus capable.

Elle s’est levée en pleine nuit et s’est mise à frotter la salle de bains. À quatre pattes elle brosse le carrelage. Plus capable des sifflets des gars du chantier voisin, de leurs commentaires salaces, des grosses mains qui attrapent parfois la manche de son manteau. Elle a déjà shiné les robinets, décrassé la baignoire, ramassé tous les poils dans tous les recoins, windexé le miroir, reblanchi le bol de toilettes. Plus capable des bonnes femmes qui crachent par terre derrière elle, de leurs persiflages, des enfants qu’elles tirent par la main pour les faire marcher plus vite. Plus capable des regards de pitié mêlée de mépris — Pauvre fille, mais tsé, elle avait juste à se retenir. Les cheveux lui tombent devant les yeux, elle a chaud, ses genoux sur la céramique dure la font souffrir, elle frottefrottefrottefrotte et tandis qu’elle frotte elle ne pense pas à ce qui s’en vient. À l’arrachement. À ce qui hurle pour ne pas arriver. Elle pleure, elle ne s’en rend même pas compte, elle pleure fort et ses larmes et sa salive tombent et vont par terre se mêler à l’eau savonneuse. Plus capable des ordres secs, de la promiscuité, des repas en silence à heure fixe. Plus capable des bavardages stupides des autres filles. Plus capable de lui qui n’écrit pas, n’appelle pas, ne vient pas. Elle pleure et cela serre sa gorge, cela fait mal parce ce n’est pas de pleurer qu’elle a besoin, c’est de crier de crier de crier, pour faire éclater l’étau de ce réel impossible, impossible, impossible.

Plus capable de la vie suspendue dans l’absence de musique.  

Plus. 

Capable.


Alors, oui, ce sera maintenant. Je pourrais encore attendre, je pourrais rester là deux mois encore, mais cela suffit. 

Je sors.


* * *

Je suis accueillie dehors par des mains sans tendresse. On laisse là ma mère en larmes, épuisée, sans lui dire ce qu’elle a mis au monde. Oui, c’est ça, criez. Vous pouvez bien crier, mon enfant. Vous êtes punie par où vous avez péché. De toute façon, si elle vit, cette petite fille sera mise à la crèche. On remplit en vitesse les papiers tandis que je découvre les odeurs, les couleurs, les sons dans lesquels je passerai les premiers mois de ma vie. On inscrit père inconnu sur le certificat de naissance. Pourtant il est connu ce père, elle m’en a parlé tout le temps, elle m’a répété qu’il m’aimait, qu’il l’aimait, qu’elle l’aimait, qu’elle m’aimait. 

Dans ma petite cage de verre je ne sais plus si j’ai bien fait de sortir tout de suite. Elle crie, je l’entends crier qu’elle veut voir son bébé. Qu’elle ne les laissera pas me prendre. Elle est à moi tu es à moi cette enfant est à moi je suis ta mère tu es à moi. La femme au voile noir lui promet une piqûre comme on menace d’une fessée.

***

J’ai bien failli retourner d’où je venais. La nourriture ne voulait pas aller dans mon ventre. Le trou pour y entrer était bouché. Si on ne l’avait pas débouché, je serais morte de faim et de soif dans ma petite maison de verre. 

Plus tard on me demandera d’où vient cette cicatrice sur mon ventre. Enfant je serai fière de prononcer au complet le nom de son origine : sténose du pylore. Adulte, je serai trop complexée pour montrer mon ventre et on ne me posera plus vraiment la question. À part la fois où, saoule, je voudrai remettre sur le nez à mon père son absence de cette partie de ma vie en lui montrant la suture blanchie qui fait loucher mon nombril vers la droite. Ce sera la première fois qu’il entendra parler de cette opération. 

***

Au début elle venait me voir une fois par semaine. Elle avait droit à vingt minutes chaque fois, et elle devait rester de l’autre côté d’une vitre. 

Elle passait chaque fois ces vingt minutes à sangloter, le front et les mains plaqués sur le verre. Et puis les sœurs en ont eu assez de ses simagrées et lui ont interdit les visites. 

Elle m’assurera plus tard qu’une infirmière me berçait, que quelqu’un me prenait dans ses bras quand je pleurais. Mais je me demande si elle ne cherchait pas plutôt à se rassurer, elle, en inventant une jeune femme à coiffe blanche qui m’aurait aimée quand elle ne pouvait pas le faire.

***

J’appelle ma mère d’accueil Maman et cette jeune pensionnaire qui me serre si fort dans ses bras,  Mademoiselle. Dans quelques mois elle se mariera avec mon père et tout le monde apprendra que je suis leur enfant et moi pour ne pas mélanger les affaires je déciderai d’appeler ceux-là Mamie et Papi, comme ça les choses resteront claires. 

À l’église, quand je les verrai s’avancer, mon père dans son complet marine et ma mère dans son tailleur jaune avec le petit chapeau assorti, je sautillerai debout sur le banc: « Mamie, Maaaamiiiiiie ! » Et tout le village, qui s’en doutait déjà, allez, apprendra que je suis l’enfant du péché. 

***

Je joue presque toujours toute seule. Je pars très loin dans ma tête, sur les chemins écartés où m’entraînent les livres que je chevauche déjà à cœur de jour. Quand je pars dans mon monde, j’oublie d’aller faire pipi. Mes vêtements sont souvent mouillés avant la fin de l’après-midi.

***

Ils ont fait passer un test de QI à tous les enfants de cinquième année de la province. Il paraît que je suis arrivée deuxième. Mon père a payé la traite à tous ses amis pour fêter ça.

***

Amoureuse et pas belle. 

Pas belle puisqu’on ne me le dit jamais. On ne me dit jamais comme tu es jolie, on se vante aux autres que je suis très intelligente, mais jamais belle, on me dit tu as grossi me semble, tu es trop grosse arrête de manger, mets-toi au régime, mais tes seins ont donc bien poussé, pourtant on est toutes petites dans la famille et tu as de petits os, je ne comprends pas que tu aies grossi comme ça, en tout cas ça devrait se replacer après ta puberté. Non ? 

Je pèse 115 livres.

***

Couper les ponts. Couper les ponts, ne plus revenir, ne plus laisser personne me rappeler que je ne suis pas à la hauteur des attentes, de toute façon je n’étais pas attendue n’est-ce pas, couper les ponts peut-être mourir, ce serait ça de pris.

***

Mon enfant mon tout beau mon tout bleu mon amour je te dirai toujours que tu es superbe je te prendrai dans mes bras et t’embrasserai tant que tu me laisseras le faire je vaincrai tous les monstres même ceux qui seront venus pour me tuer je serai la plus forte et tu ne manqueras jamais de maman, toi.

***

Naître pour de vrai. Sortir enfin du ventre de ma mère. Puisqu’elle meurt et que je découvre qu’il n’y avait rien à pardonner.

***

Tu m’aimes-tu ? Besoin de le re-savoir. Encore. Tout le temps. Prends-moi dans tes bras, fais-moi l’amour, recommence, encore, recommençons, tu m’aimes pour de vrai ? Je ne suis pas belle, je suis grosse, je n’intéresse personne, comment ça se fait que tu m’aimes, toi ? Ne vas-tu pas te rendre compte que je ne suis pas aimable ?

Prends-moi dans tes bras encore, touche-moi, touche-moi toujours, que je sente enfin complètement la chaleur d’un autre autour de moi.

Comprendre à quel moment s’est creusé ce trou dans l’âme. Réaliser qu’il est là depuis toujours, à sucer l’amour comme un perdu à toutes les mamelles qu’il trouve. Comprendre aussi qu’il ne sera jamais comblé. 


Jamais.

dimanche 20 avril 2014

La Marelle

La marelle

Mon oncle Pit a eu une ribambelle de chiens pas d’allure, tous plus laids et stupides les uns que les autres. Le pire dont je me souvienne était Dino, un affreux bâtard court sur pattes qui nous mordait vicieusement les chevilles. Et les rares fois où il en a eu des beaux, ils faisaient comme la chèvre de monsieur Seguin : ils cassaient leur corde et s’enfuyaient, sauf que pas dans la montagne mais dans le chemin, et ne se faisaient pas manger par le loup mais écraser par des camions. Mon oncle Pit n’a jamais eu de chance avec ses chiens.

Puis il a eu une chèvre aussi. Caprice. Caprice qui mangeait les roses à ma tante Pearl et le linge de toute la famille qui séchait sur la corde. Caprice qui nous bumpait le derrière sans avertissement comme ça, pour jouer.

Moi j’avais juste un chien. Il volait les mitaines et c’était tout un cirque pour les récupérer. Ça finissait souvent qu’on rentrait en pleurant, les mains gelées, la morve au nez.  Mais je l’aimais beaucoup. C’était mon chien.

Avec les chiens et la chèvre, on était trois ou quatre petites filles, plus  ou moins cousines, à jouer ensemble. Quand Pâques arrivait, ça ne nous dérangeait plus trop de nous faire voler nos mitaines, il faisait moins froid. Et puis, si la fête du printemps venait suffisamment tard dans la saison, il y avait assez d’espace sans neige dans la cour pour qu’on puisse dessiner une marelle dans la gravelle avec un bâton. Une fois tracés la Terre, le Paradis et le chemin entre les deux, on se choisissait chacune un caillou — on se chamaillait invariablement pour le blanc — et on jouait. On jouait jusqu’au cipâte familial qui clôturait ce dimanche un peu différent des autres, jusqu’à ce que nos mères sortent nous crier de rentrer. On sautait à cloche-pied dans les cases de la marelle, la petite voisine venait écornifler, on lui défendait d’approcher, elle se mettait à pleurer et, souveraines et magnanimes, on finissait par lui concéder le droit de juste regarder. À un moment donné, quand elle faisait assez pitié, elle avait la permission de se trouver un caillou et de jouer avec nous. Mais gare à elle : un rien suffisait pour qu'on l'accuse de tricher. On la poussaillait alors en lui intimant de retourner d’où elle venait et de ne PLUS JAMAIS revenir nous tanner. Sinon…

Une fois, la marelle était un peu boueuse et la petite voisine est tombée sur le derrière avec sa belle robe de Pâques — jamais ma mère ne m’aurait fait porter pareille meringue, il y avait bien trop de froufrous, et en plus elle était blanche. Cette fois-là on ne l’avait pas poussée. C’est Caprice qui l’avait bumpée par en arrière. Pendant qu’elle se relevait en reniflant, essayant tant bien que mal de nettoyer sa robe plus blanche du tout, Dino l’a mordue, ce qui a déchiré ses beaux collants en nid d’abeille, et mon chien lui a volé son bérêt. Sur le coup on riait, mais maintenant on ne riait plus. Parce que, ce qui sortait de la petite voisine assise dans la boue, rendu là, c’étaient les sanglots du désespoir. J’ai tenté vainement de récupérer le bérêt, mais le chien avait trop de fun, il courait partout en faisant des bonds, pas moyen. On a fini par aider la petite voisine à se relever, on a dit c’est pas grave (quelqu’un a ajouté qu’elle n’était même pas belle cette robe-là de toute façon, mais c’est pas moi), et on l’a laissée partir.

Pendant qu’elle s’éloignait vers sa maison en traînant les pieds, on l’a entendue hoqueter.

— Ma mère va me tuer. 

On s’est toutes regardées. Quelque part, on savait que c’était vrai.

mercredi 9 avril 2014

Des queues de homard toutes décortiquées


  

Les murs blancs. Le fauteuil de cuirette vert. Les draps de flanelle rugueux. L’odeur de propre mêlée aux remugles de maladie.

Une goutte plique-ploque dans le lavabo, à côté. La machine à oxygène émet un son humide. Le couloir résonne de pas pressés, de docteur Untel demandé à l’énième étage, de petites roulettes qui couinent.

C’est une chambre d’hôpital standard.   

Dans le lit une femme dort. Des tubes, un soluté, des moniteurs, tout un appareillage au milieu duquel la elle paraît minuscule, recroquevillée qu’elle est dans le sommeil morphique qui ne parvient pas à apaiser tout à fait le masque douloureux de son visage. Une autre femme, plus jeune, veille à ses côtés. Elle la regarde, un stylo en suspens dans sa main gauche, une pile de copies sur les genoux. Elle s’était apporté du travail pour la journée, mais elle n’a rien fait.

Comment travailler quand ta mère meurt, là, juste à côté de toi ?

* * *

Est-ce que c’est maintenant que je lui pardonne ?

* * *

Ils ont organisé des tours de veille. La fille passera toute la journée avec sa mère. Le père viendra dans la soirée. Le fils, durant la nuit.

Elle regarde mourir sa mère et songe à la Chanson de Roland, à deux vers en particulier : Co sent Rolant que la mors le treprend/ Devers la teste sur le cuer li descent . Et elle comprend soudain ce que Roland a dû sentir à ce moment précis. Parce qu’elle la voit, la mort, qui s’empare tranquillement du corps, qui rampe le long des membres, qui s’enroule mollement autour du cou, qui s’infiltre dans les veines . Elle n’est pas pressée, la mort. Elle sait que, au point où elle en est, sa victime ne tentera pas de lui échapper.

* * *

Il n’y a rien à pardonner. Plus rien ne subsiste, ici et maintenant, des blessures infligées à la fille par le vitriol giclant des plaies de la mère.

Pardonner. N’est-ce pas encore affirmer sa souveraineté sur l’autre en lui faisant l’aumône de sa magnanimité ?

La mort abolit bien des nécessités.

* * *

Le dentier a glissé de la bouche ouverte. Il a coulé avec la salive jusque sur l’oreiller. C’est obscène. Plus encore que le ventre plissé qui se découvre, la toison grisonnante du sexe qui n’a plus faim de rien, les râles exhalés par la gorge encombrée de tubes. Ta mère comme un vieux char dans une cour à scrap.

* * *

L’heure s’égrène dans la contemplation du néant. Le vide pousse dans le corps étendu sur le lit, le vide comme une fleur de rien qui te suce l’essence par petits coups. La fille mange des morceaux de homard. Dans le frigo du poste infirmier, il y en a plusieurs petits plats, bien scellés. Des petits plats qui contiennent des morceaux de queue, des morceaux délicieux et frais, apportés chaque jour par le père depuis l’hospitalisation de la mère qui ne mange plus depuis des semaines.

* * *

La mère n’a jamais été gourmande. Mais la fille l’a souvent entendue dire que, pour elle, le plus beau délice serait une grande assiette de queues de homard, toutes décortiquées. Un fantasme quasi irréalisable, vu le prix et l’ouvrage.

* * *

La texture du homard dans la bouche. Craquant, juteux. Le parfum. La saveur. Parfait. C’est parfait. Chaque matin depuis bientôt deux semaines, le père téléphone à la poissonnerie et ordonne qu’on cuise trois homards d’une livre et quart, des femelles, et qu’ils soient prêts pour onze heures. Chaque midi il se pointe à l’hôpital avec le petit bol de plastique pour l’offrir à la femme qui s’étiole sous le drap de flanelle. Au début, elle a souri et en a goûté un peu. Hmmm hmmmm, a-t-elle fait. Mais très vite le plat est allé directement au frigo et elle n’en a plus goûté. Ensuite le sourire aussi est disparu, puis le regard, puis la présence. Et l’être s’en va maintenant, sera parti tout à l’heure, et c’est la fille qui mastique le fantasme de sa mère.

* * *

Meurs avec moi. L’heure avance. J’ai passé toute cette journée avec toi, j’ai regardé la mort faire son petit chemin de vide à travers les cellules de ton corps, j’ai essuyé ta bave et ramassé ton dentier. Tu ne vas pas attendre que je sois partie pour mourir. J’ai fait tout ce chemin pour être avec toi quand tu mourrais. Meurs avec moi.

* * *


La respiration s’est faite rare. Lente. Si lente. On croit que c’est fini et puis, oups, un autre respir. Bientôt dix-neuf heures. Le père s’en vient, le père va arriver d’une minute à l’autre. La fille scrute le corps, redoutant le prochain respir. Être ici pour voir la mort et devoir partir avant l’heure du rendez-vous.

* * *

Le corps las du père s’est encadré dans la porte. La fille a levé la tête. Elle l’a vu regarder la mourante. Combien d’amour, de chagrin, d’impuissance il faut additionner pour arriver au désespoir ? Elle a dit  c’est pour bientôt et il a hoché la tête, puis il s’est engouffré dans les toilettes où goutte toujours le robinet. Elle l’a entendu pleurer. Pas longtemps. Juste un hoquet ou deux. Juste le temps qu’elle comprenne. Elle s’est penchée vers le visage de vieux poussin perdu dans les plis de la taie d’oreiller : « Ton homme est là. C’est correct. Tu peux y aller. C’est correct pour moi.»

* * *

Dans la voiture, transie, elle serre autour d’elle les pans d’un manteau qui sent le patchouli et la cigarette. Le manteau que sa mère ne portera plus. Jamais.

* * *

La maison du frère. Des regards, peu de mots. Elle relate sa journée. Il n’y a pas grand-chose à dire. Puis le téléphone, très vite. La voix du père qui dit c’est fait.

* * *

L’infirmier lui a repoussé la frange vers l’arrière. Elle a toujours détesté montrer son front. Impossible de lui ramener les cheveux à leur place habituelle et la voilà qui ne se ressemble plus du tout avec ce front qu’on ne connaît pas, sa bouche sans dents, cette raideur encore tiède. Le père est parti, laissant le frère et la sœur autour de la morte. Ils se demandent combien de temps cela prend pour qu’on refroidisse complètement après. Après que la mort soit venue, après que la vie ait disparu du corps. Ils touchent, calculent, discutent, puis touchent encore, évaluant le degré de froideur. Puis ils saisissent l’incongruité de leur conduite. Lorsque l’infirmier revient pour finir de préparer le corps, ils sont encore aux prises avec un inextinguible fou-rire.

jeudi 27 mars 2014

Moteskano














Mon pays rêve d'un autre corps
Et ses cheveux s'en vont au Nord
Creuser sillons dans la toundra
Mon coeur tambour entend ses pas
Qui marquent trace dans la mousse
Moteskano moteskano
Je te suivrai jusqu'à ma mort
Tu es la veine où court mon sang
D'Indienne
Tu es la ride sur la peau de ma mère
Tu es sur la Terre là où
Je marche
Tu es
Nitaskinan tu es
Ce que je suis

mercredi 26 mars 2014

Mot détesté, mot préféré


        













Norme

          Faites l’anagramme et vous aurez tout compris : morne.
          On peut poursuivre le jeu et construire un champ lexical à l’avenant : morve, mort, mordre, ordre, tout cela est tellement gris et froid.
        C’est un mot de novembre et de crachin, un mot sous lequel toutes formes deviennent indistinctes, toutes couleurs ternes, toute musique atone.
        Que pouvons-nous attendre de la norme? Que tout soit arasé, poli, uniforme, standard. Ce mot exclut couleur, fantaisie, spontanéité, fraîcheur, joie. Chargé de menaces, il regarde d’un oeil torve quiconque n’observe pas ses prescriptions. Il vous condamne à la rectitude à perpète. Correspondez, c’est un ordre! Ne pensez pas, nous le faisons pour vous, la norme s’en occupe. Si vous êtes dans les normes, rien ne vous arrivera de fâcheux, c’est promis.
           Il n’y a nulle part où vivre dans ce mot. Si je le dessinais, il prendrait la forme d’un tombeau. Il y fait froid et sombre. Il est le cimetière des rêves flétris d’enfants hors norme à qui l’on a dit qu’ils n’avaient pas le droit de rêver. Y sont ensevelis aussi des rires éteints, des surprises dégonflées, des élans coupés, des chansons tues, des baisers retenus, des désirs avortés. La norme est un désert. Une prison déguisée en dispositif de sécurité. Un piège soporifique pour inquiets chroniques.
   Vivons. Osons. Faisons-la éclater. Peut-être alors l’a-norme deviendra-t-il la norme.


           
Sauvage


Il vient de la forêt et sent bon l’humus, ce mot. Du latin sylva, il a donné quelques prénoms et un ou deux métiers. À moi, il donne envie de respirer les parfums de la terre, de rester debout dans la tempête, d’écouter le grand silence blanc de la boréalie, où j’habite.
Sauvage, c’est le nom que l’on donnait autrefois aux gens qui vivaient près de la nature. Dans mon pays, on racontait aux petits enfants que c’étaient eux, les Sauvages, qui apportaient les bébés. On disait aussi des Français qui vivaient avec eux qu’ils finissaient tous par « s’ensauvager ». Beaucoup de légendes, beaucoup de contes à faire rêver d’aventures forestières les plus casaniers. Et tellement, tellement de mensonges que, désignant leurs descendants, le nom a fini par prendre une connotation péjorative. Ils préfèrent maintenant qu’on les appelle Innus, Atikamekw, Cris, Malécites, Micmacs, Anishinabes, Inuk, Naskapis, Mohawks, Wendats ou Abénakis. Ils ont donné à ma langue des mots pour nommer des objets, des réalités, des lieux qui n’existent pas ailleurs qu’ici. Malmenés par l’histoire, ils demeurent debout sur cette terre dont ils sont pétris, mais où mes ancêtres à moi, eux aussi, sont enterrés. Je suis, moi aussi, envers et contre tous, une sauvagesse.
Sauvage. Se dit de ce qui vit en liberté, n’est pas apprivoisé, n’a pas été touché par la main humaine. Ce mot superbe, ce mot rouge, ce mot de lumière échevelée, il me raconte ma propre indomptabilité, cette force en moi qui pousse et tonne parfois, et qui fait jaillir des histoires sur l’écran de mon ordinateur. C’est tout ce qui est en nous puissant et beau, et générateur de création. C’est Éros.
Sauvage. C’est ce qui existe en-dehors de soi, ce que l’on ne peut contrôler, cette force incroyable et puissante qui participe de chaque être humain sur la Terre. C’est l’émerveillement devant le cycle universel et sacré de la vie, quelle qu’en soit la forme.
Sauvage. C’est ainsi que je voudrais vivre et mourir, ensauvagée, aux pieds des arbres parfumés de la grande forêt, et pas trop loin de la mer qui m’a toujours souri.



            

lundi 24 mars 2014

La Confiture de rêves



Chapitre 1


Ragoût de limaces et mauvais rêves

Il était une fois, dans un pays pas si lointain, un château avec un roi dedans et un village à côté.  Le roi, personne ne le voyait jamais, mais on ne s’en faisait pas trop avec cela puisque tout, absolument tout, dans ce royaume, était parfaitement ordonné.  C’est vrai, comme je vous le dis : jamais personne ne faisait de mauvais coup, pas le moindre petit voyou pour jouer des tours aux voisins grincheux, pas de malcommodes qui réveillaient tout le monde en pleine nuit en chantant trop fort, rien.  Pas de surprises non plus, vous devinez bien, jamais de surprises, ni bonnes ni mauvaises : tout était toujours prévu.  Ainsi dans le petit village dont je vous parle, chacun vaquait à ses occupations quotidiennes sans s’inquiéter des imprévus.  Tous les villageois menaient une vie, ma foi, réglée comme du papier à musique.
Aux abords de ce village, dans une petite maison blanche toute pareille aux autres, habitait incognito une très, très-très-très-très, très, très Vilaine Sorcière.  Personne ne savait que c’était une Vilaine Sorcière, car elle essayait de passer inaperçue et de vivre comme tout le monde avec son vieux matou jaune qui s’appelait Jaunisse.  Tout le monde avait un animal domestique : on avait droit à un chat, un oiseau ou un hamster, mais surtout pas à un chien parce que ça aboie et que ça peut déranger les voisins.  Cette Vilaine Sorcière, donc, ne voulait surtout pas qu’on l’attrape et qu’on lui apprenne les Bonnes Manières !  Alors, elle allait faire ses commissions à l’épicerie du village à onze heures le jeudi matin, comme tout le monde, et se faisait du pâté chinois le vendredi, comme tout le monde, au lieu d’utiliser son grand chaudron pour cuisiner de la soupe aux yeux de zombie ou du ragoût de limaces aux pissenlits.  Hmmmm ! du ragoût de limaces aux pissenlits !  Quand elle était petite, c’était son plat préféré.  Mais maintenant, il ne fallait plus y songer.  Elle voulait tant avoir l’air d’une personne ordinaire qu’elle chantait même dans la chorale des Super Grand-Mamans, comme toutes les vieilles dames du village, le samedi après-midi.
Sauf que c’était peine perdue.  On est une Vilaine Sorcière ou on ne l’est pas !  Son pâté chinois contenait tellement d’oignons et de poivre que cela lui donnait une haleine épouvantable, d’autant plus qu’elle ne se brossait jamais les dents, qu’elle avait toutes sales et cariées ! Pouah !  Quand elle faisait semblant de sourire, c’était vraiment atroce.  En fait, elle ne se lavait jamais tout court, et elle sentait terriblement mauvais, surtout des pieds.  Et je ne parle pas de sa présence dans la chorale des Super Grand-Mamans !  Une véritable catastrophe !  On l’avait placée en avant pour que sa détestable haleine ne gêne pas les autres chanteuses.  Mais évidemment, elle était incapable de chanter juste.  Alors, quand elle entonnait, de ce qu’elle pensait être sa plus belle voix: « Au clair de la lune, mon ami Pierrot », le public se bouchait les oreilles et se retenait pour ne pas se sauver en courant.  Et ce n’était pas le pire.  Vous ne l’avez pas vue !  Imaginez quelqu’un qui aurait l’air d’une grand-maman à l’envers, une vieille bonne femme avec la peau toute jaune, un long nez pointu et poilu, des grands pieds tordus, des vieux doigts crochus, rajoutez la mauvaise odeur et la voix de fausset, et vous avez le portrait de celle dont les gens du village n’osaient jamais s’approcher à moins de dix mètres.  Mais ça ne les empêchait pas de rire souvent d’elle et de son vieux matou rabougri ; cela la mettait dans de telles colères !  Oh, la, la !  Une chance que les gens ne savaient pas qui elle était vraiment, car alors ils auraient eu terriblement peur.  Une Vilaine Sorcière, pensez-vous !  Tout le monde les craignait, elles étaient tellement imprévisibles et désordonnées !  Mais puisqu’ils ignoraient sa véritable identité, les gens du village ne se privaient pas de rire d’elle.  Ce qu’ils trouvaient le plus drôle, c’était son nom.  Est-ce que je vous ai dit son nom ?
Non ?
Elle s’appelait Grosspafine.  Oui, bien sûr, vous aussi cela vous fait rire.  Mais lorsqu’elle était une petite fille Vilaine Sorcière et qu’elle vivait dans la Forêt avec ses parents, le Vilain Sorcier Pouftupu et la Vilaine Sorcière Crottdenée, ce nom ne faisait rire personne : tout le monde dans la famille avait un prénom de ce genre-là.  Et en plus, pour une jeune Vilaine Sorcière, se faire appeler « grosse pas fine », c’était tout un compliment !  Parce que ses parents étaient horriblement fiers d’elle.  « Oh !  Regarde comme elle est affreuse ! » roucoulaient-ils tendrement en la regardant faire ses jolies polissonneries.  Alors, pour leur plaire, elle faisait des grimaces encore plus dégoûtantes, se décrottait le nez en public, disait des gros mots, faisait pipi dans les coins...  Jamais des parents Vilaines Sorcières n’avaient été aussi fiers de leur enfant.
Mais un jour, les chevaliers du roi, accompagnés d’une ou deux Bonnes Fées, attrapèrent ses parents Pouftupu et Crottdenée, son petit frère Ptitrognon et son grand-père Grôpette, et les envoyèrent se faire montrer les Bonnes Manières à l’École des Bonnes Manières (justement).  Or, ce jour-là, au moment où sa famille se faisait enlever, Grosspafine était en train de cueillir des champignons vénéneux pour parfumer l’omelette aux œufs de dragon prévue pour le souper.  Les chevaliers du roi étaient donc repartis sans se rendre compte qu’ils n’avaient pas attrapé toute la maisonnée.  Alors, quand elle revint à la maison, elle ne trouva personne, évidemment.  La porte était fermée à clef, et l’on avait cloué dessus une feuille de papier sur laquelle on pouvait lire ceci :
« Oyez !  Oyez !  La famille de Vilaines Sorcières qui vivait ici a été envoyée apprendre les Bonnes Manières à l’école des Bonnes Manières.  Ils seront de retour dans quelques semaines, tout à fait guéris, et les gens du comté n’auront plus à vivre dans la crainte de les voir faire des choses IMPRÉVISIBLES. »
Grosspafine ne savait pas encore lire à ce moment-là, mais elle devina ce qui s’était passé, parce que son grand nez poilu était capable de sentir l’odeur des chevaliers du roi, et surtout celle des Bonnes Fées, qu’elle détestait et dont elle avait très peur, parce que des histoires horribles circulaient à leur propos parmi les Vilaines Sorcières.
Alors, elle se mit en colère et tapa du pied en grognant, mais cela ne fit pas revenir sa famille.
Elle cria des gros mots jusqu’au ciel, mais cela ne fit pas revenir sa famille. 
Elle jeta un mauvais sort sur le château, mais cela ne réussit qu’à faire pousser du poil entre les orteils des serviteurs du roi, et cela ne fit pas revenir sa famille.
— Tant pis, se dit-elle.  Je resterai toute seule.  Et il n’est pas question que je me fasse attraper et montrer les Bonnes Manières.  Alors je vais partir d’ici !
Et c’est ainsi qu’elle vint habiter au village avec Jaunisse, et elle y vécut tranquillement durant plusieurs années en cachant sa véritable identité.  Le fait qu’elle vive toute seule, étant enfant, n’alarma personne outre mesure puisqu’elle faisait croire que sa mère-grand très malade habitait avec elle.  Elle grandit donc en paix et alla même à l’école avec les autres enfants, qui se tenaient loin d’elle parce qu’elle sentait vraiment trop mauvais.  Elle ne se fit jamais d’amis parmi les enfants du village, mais l’école lui permit d’apprendre à lire, à écrire, à compter et, surtout, de voir comment vivaient les Personnes Ordinaires pour pouvoir faire comme elles et passer inaperçue.  Quand elle fut assez grande pour que le fait de vivre toute seule n’attise pas les curiosités, elle déclara que sa pauvre mère-grand était morte, laissa les voisins lui offrir leurs condoléances et continua de vivre tranquille en respectant les lois du royaume et en ayant l’air le plus poli possible quand elle était en public.
Mais pour une Vilaine Sorcière qui n’a pas appris les Bonnes Manières, c’est très difficile d’avoir l’air d’une Personne Ordinaire, et surtout dans ce royaume-là, où tout le monde faisait toujours comme tout le monde.  C’était pour elle un effort énorme, tous les jours, que de s’empêcher de jouer des tours, ou de faire des grimaces, ou de se décrotter le nez en public, ou de dire des gros mots, ou de faire pipi dans les coins.  Bref, elle avait bien de la difficulté à garder ses mauvaises manières pour elle.  Et, à mesure qu’elle vieillissait en retenant ses mauvais penchants, son cœur devenait plus amer que du sirop contre la grippe, plus dur qu’une vieille gomme balloune oubliée depuis l’Halloween de l’année dernière, plus froid que le siège d’une balançoire au mois de janvier.  Petit à petit, elle se mit donc à faire des cauchemars.
Au départ, cela ne l’inquiéta guère.  C’est normal, quand on n’est pas capable d’exprimer une émotion dans la vie de tous les jours, que celle-ci revienne dans nos rêves.  C’est pour cela que c’est important de dire ce qu’on ressent.  Grosspafine, elle, s’empêchait continuellement d’être elle-même.  Alors, la seule façon possible pour elle de laisser sortir les idées de gestes imprévisibles qui lui remplissaient la tête, c’était d’être malcommode en rêve.  Et plus elle devenait vieille, plus elle devenait malcommode.  Alors, ses rêves étaient de plus en plus effroyables.  Bon…  Oui…  Vous allez me dire que, faire des cauchemars, pour quelqu’un d’aussi vilain, ce n’est pas si grave.  Et que c’est même la moindre des choses.  Je suis bien d’accord.  Sauf que Grosspafine, elle, ça l’empêchait de dormir.   Et ça, c’était grave !
Au début de notre histoire, la pauvre Grosspafine n’avait pratiquement pas dormi depuis deux ans.  Oh, elle dormait un peu, bien sûr, sinon elle n’aurait pas eu de mauvais rêves.  Même qu’elle serait peut-être morte de fatigue pour de vrai au bout du compte, si elle n’avait pas dormi du tout.  Mais aussitôt qu’elle trouvait le sommeil, elle rêvait de quelque chose d’abominable et se réveillait en sursaut.  Par exemple, elle rêvait qu’elle faisait bouillir des petits enfants en bouse de vache dans sa marmite (ça c’était la partie « beau rêve »), puis elle se rendait compte que c’était elle que les enfants faisaient bouillir en chantant à tue-tête :
  Tu n’es pas comme les autres !  Tu n’es pas comme les autres !
Alors, évidemment, elle s’éveillait en hurlant.  Et après, elle avait tellement peur qu’elle n’arrivait plus à se rendormir.  Imaginez : une Vilaine Sorcière si malcommode que ses propres vilaines pensées lui faisaient peur !  Même que, certaines nuits, elle ne dormait pas du tout, tant elle craignait de faire des cauchemars.  Je ne fais pas de blagues.  C’en était au point que Grosspafine avait peur d’avoir peur.  Alors elle ne dormait à peu près plus.
Elle se mit à maigrir.  De grands cernes bruns apparurent sous ses yeux.  Sa peau se mit à verdir dangereusement.  Ses joues ridées se creusèrent.  Son nez devint encore plus long et plus poilu.  Elle avait toujours mal à la tête et faisait à son chat de terribles crises de colère.  Elle dépérissait de jour en jour.  Même qu’un bon matin, son vieux chat jaune lui fit remarquer qu’elle n’avait pas du tout l’air dans sa marmite.
  Tu as raison Jaunisse, s’écria-t-elle de sa voix cassée.  Si ça continue, je vais tomber sérieusement malade.  Il faut que je fasse quelque chose.
La nuit venue, elle se rendit en cachette à la Grande Bibliothèque de Magie Noire, qui se trouvait dans une grotte oubliée de tous au fin fond de la Forêt Profonde, et où elle savait qu’une Vilaine Sorcière pouvait trouver toutes les réponses aux questions qu’elle pouvait se poser.  Et là, elle chercha dans l’Encyclopédie des Remèdes Maléfiques un antidote pour ses cauchemars.  Elle dut chercher longtemps, longtemps, longtemps, et en éternuant souvent, car depuis le temps, une bonne épaisseur de poussière s’était déposée sur les volumes.  C’était une énorme encyclopédie qui comptait quatre-vingt-douze volumes et qui ne supportait aucun classement.  Bien sûr, toutes les connaissances y étaient, mais sans aucun ordre.  Tout était mélangé !  Pire : chaque fois qu’on reprenait un volume pour vérifier quelque chose qu’on avait lu un peu plus tôt, le mot avait changé de place !  Vous imaginez ?  Vous vous rappelez, par exemple, avoir vu une belle image à la page 14 du cinquantième volume, et quand vous rouvrez le livre pour la montrer à votre ami, elle n’est plus au même endroit et il faut la chercher à nouveau ! Ce ne fut donc qu’au bout de deux jours et trois nuits que Grosspafine trouva enfin ce qu’elle cherchait.
C’était une recette.  Une recette de confiture.  Pas n’importe quelle recette de confiture, pas de la confiture de fraises ou de framboises, non-non-non-non-non, même pas de la confiture de rats écrasés!  C’était la recette de la confiture de rêves.

Elle se dépêcha de recopier la recette sur une feuille de papier avant que le livre ne décide de la changer de place, et s’en retourna chez elle en ricanant, faisant résonner dans la nuit son horrible voix grinçante.