D’accord. Maintenant.
Elle n’en peut plus. Plus capable.
Elle s’est levée en pleine nuit et s’est mise à frotter la salle de bains. À quatre pattes elle brosse le carrelage. Plus capable des sifflets des gars du chantier voisin, de leurs commentaires salaces, des grosses mains qui attrapent parfois la manche de son manteau. Elle a déjà shiné les robinets, décrassé la baignoire, ramassé tous les poils dans tous les recoins, windexé le miroir, reblanchi le bol de toilettes. Plus capable des bonnes femmes qui crachent par terre derrière elle, de leurs persiflages, des enfants qu’elles tirent par la main pour les faire marcher plus vite. Plus capable des regards de pitié mêlée de mépris — Pauvre fille, mais tsé, elle avait juste à se retenir. Les cheveux lui tombent devant les yeux, elle a chaud, ses genoux sur la céramique dure la font souffrir, elle frottefrottefrottefrotte et tandis qu’elle frotte elle ne pense pas à ce qui s’en vient. À l’arrachement. À ce qui hurle pour ne pas arriver. Elle pleure, elle ne s’en rend même pas compte, elle pleure fort et ses larmes et sa salive tombent et vont par terre se mêler à l’eau savonneuse. Plus capable des ordres secs, de la promiscuité, des repas en silence à heure fixe. Plus capable des bavardages stupides des autres filles. Plus capable de lui qui n’écrit pas, n’appelle pas, ne vient pas. Elle pleure et cela serre sa gorge, cela fait mal parce ce n’est pas de pleurer qu’elle a besoin, c’est de crier de crier de crier, pour faire éclater l’étau de ce réel impossible, impossible, impossible.
Plus capable de la vie suspendue dans l’absence de musique.
Plus.
Capable.
Alors, oui, ce sera maintenant. Je pourrais encore attendre, je pourrais rester là deux mois encore, mais cela suffit.
Je sors.
* * *
Je suis accueillie dehors par des mains sans tendresse. On laisse là ma mère en larmes, épuisée, sans lui dire ce qu’elle a mis au monde. Oui, c’est ça, criez. Vous pouvez bien crier, mon enfant. Vous êtes punie par où vous avez péché. De toute façon, si elle vit, cette petite fille sera mise à la crèche. On remplit en vitesse les papiers tandis que je découvre les odeurs, les couleurs, les sons dans lesquels je passerai les premiers mois de ma vie. On inscrit père inconnu sur le certificat de naissance. Pourtant il est connu ce père, elle m’en a parlé tout le temps, elle m’a répété qu’il m’aimait, qu’il l’aimait, qu’elle l’aimait, qu’elle m’aimait.
Dans ma petite cage de verre je ne sais plus si j’ai bien fait de sortir tout de suite. Elle crie, je l’entends crier qu’elle veut voir son bébé. Qu’elle ne les laissera pas me prendre. Elle est à moi tu es à moi cette enfant est à moi je suis ta mère tu es à moi. La femme au voile noir lui promet une piqûre comme on menace d’une fessée.
***
J’ai bien failli retourner d’où je venais. La nourriture ne voulait pas aller dans mon ventre. Le trou pour y entrer était bouché. Si on ne l’avait pas débouché, je serais morte de faim et de soif dans ma petite maison de verre.
Plus tard on me demandera d’où vient cette cicatrice sur mon ventre. Enfant je serai fière de prononcer au complet le nom de son origine : sténose du pylore. Adulte, je serai trop complexée pour montrer mon ventre et on ne me posera plus vraiment la question. À part la fois où, saoule, je voudrai remettre sur le nez à mon père son absence de cette partie de ma vie en lui montrant la suture blanchie qui fait loucher mon nombril vers la droite. Ce sera la première fois qu’il entendra parler de cette opération.
***
Au début elle venait me voir une fois par semaine. Elle avait droit à vingt minutes chaque fois, et elle devait rester de l’autre côté d’une vitre.
Elle passait chaque fois ces vingt minutes à sangloter, le front et les mains plaqués sur le verre. Et puis les sœurs en ont eu assez de ses simagrées et lui ont interdit les visites.
Elle m’assurera plus tard qu’une infirmière me berçait, que quelqu’un me prenait dans ses bras quand je pleurais. Mais je me demande si elle ne cherchait pas plutôt à se rassurer, elle, en inventant une jeune femme à coiffe blanche qui m’aurait aimée quand elle ne pouvait pas le faire.
***
J’appelle ma mère d’accueil Maman et cette jeune pensionnaire qui me serre si fort dans ses bras, Mademoiselle. Dans quelques mois elle se mariera avec mon père et tout le monde apprendra que je suis leur enfant et moi pour ne pas mélanger les affaires je déciderai d’appeler ceux-là Mamie et Papi, comme ça les choses resteront claires.
À l’église, quand je les verrai s’avancer, mon père dans son complet marine et ma mère dans son tailleur jaune avec le petit chapeau assorti, je sautillerai debout sur le banc: « Mamie, Maaaamiiiiiie ! » Et tout le village, qui s’en doutait déjà, allez, apprendra que je suis l’enfant du péché.
***
Je joue presque toujours toute seule. Je pars très loin dans ma tête, sur les chemins écartés où m’entraînent les livres que je chevauche déjà à cœur de jour. Quand je pars dans mon monde, j’oublie d’aller faire pipi. Mes vêtements sont souvent mouillés avant la fin de l’après-midi.
***
Ils ont fait passer un test de QI à tous les enfants de cinquième année de la province. Il paraît que je suis arrivée deuxième. Mon père a payé la traite à tous ses amis pour fêter ça.
***
Amoureuse et pas belle.
Pas belle puisqu’on ne me le dit jamais. On ne me dit jamais comme tu es jolie, on se vante aux autres que je suis très intelligente, mais jamais belle, on me dit tu as grossi me semble, tu es trop grosse arrête de manger, mets-toi au régime, mais tes seins ont donc bien poussé, pourtant on est toutes petites dans la famille et tu as de petits os, je ne comprends pas que tu aies grossi comme ça, en tout cas ça devrait se replacer après ta puberté. Non ?
Je pèse 115 livres.
***
Couper les ponts. Couper les ponts, ne plus revenir, ne plus laisser personne me rappeler que je ne suis pas à la hauteur des attentes, de toute façon je n’étais pas attendue n’est-ce pas, couper les ponts peut-être mourir, ce serait ça de pris.
***
Mon enfant mon tout beau mon tout bleu mon amour je te dirai toujours que tu es superbe je te prendrai dans mes bras et t’embrasserai tant que tu me laisseras le faire je vaincrai tous les monstres même ceux qui seront venus pour me tuer je serai la plus forte et tu ne manqueras jamais de maman, toi.
***
Naître pour de vrai. Sortir enfin du ventre de ma mère. Puisqu’elle meurt et que je découvre qu’il n’y avait rien à pardonner.
***
Tu m’aimes-tu ? Besoin de le re-savoir. Encore. Tout le temps. Prends-moi dans tes bras, fais-moi l’amour, recommence, encore, recommençons, tu m’aimes pour de vrai ? Je ne suis pas belle, je suis grosse, je n’intéresse personne, comment ça se fait que tu m’aimes, toi ? Ne vas-tu pas te rendre compte que je ne suis pas aimable ?
Prends-moi dans tes bras encore, touche-moi, touche-moi toujours, que je sente enfin complètement la chaleur d’un autre autour de moi.
Comprendre à quel moment s’est creusé ce trou dans l’âme. Réaliser qu’il est là depuis toujours, à sucer l’amour comme un perdu à toutes les mamelles qu’il trouve. Comprendre aussi qu’il ne sera jamais comblé.
Jamais.
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