Norme
Faites l’anagramme et vous aurez
tout compris : morne.
On peut poursuivre le jeu et
construire un champ lexical à l’avenant : morve, mort, mordre, ordre, tout
cela est tellement gris et froid.
C’est un mot de novembre et de
crachin, un mot sous lequel toutes formes deviennent indistinctes, toutes
couleurs ternes, toute musique atone.
Que pouvons-nous attendre de la
norme? Que tout soit arasé, poli, uniforme, standard. Ce mot exclut couleur,
fantaisie, spontanéité, fraîcheur, joie. Chargé de menaces, il regarde d’un
oeil torve quiconque n’observe pas ses prescriptions. Il vous condamne à la
rectitude à perpète. Correspondez, c’est un ordre! Ne pensez pas, nous le
faisons pour vous, la norme s’en occupe. Si vous êtes dans les normes, rien ne
vous arrivera de fâcheux, c’est promis.
Il n’y a nulle part où vivre dans ce
mot. Si je le dessinais, il prendrait la forme d’un tombeau. Il y fait froid et
sombre. Il est le cimetière des rêves flétris d’enfants hors norme à qui l’on a
dit qu’ils n’avaient pas le droit de rêver. Y sont ensevelis aussi des
rires éteints, des surprises dégonflées, des élans coupés, des chansons tues,
des baisers retenus, des désirs avortés. La norme est un désert. Une prison
déguisée en dispositif de sécurité. Un piège soporifique pour inquiets
chroniques.
Vivons. Osons. Faisons-la éclater.
Peut-être alors l’a-norme deviendra-t-il la norme.
Sauvage
Il vient de la forêt et sent bon l’humus, ce mot. Du latin sylva, il a donné quelques prénoms et un
ou deux métiers. À moi, il donne envie de respirer les parfums de la terre, de
rester debout dans la tempête, d’écouter le grand silence blanc de la boréalie,
où j’habite.
Sauvage, c’est le nom que l’on donnait autrefois aux gens qui vivaient
près de la nature. Dans mon pays, on racontait aux petits enfants que c’étaient
eux, les Sauvages, qui apportaient les bébés. On disait aussi des Français qui vivaient
avec eux qu’ils finissaient tous par « s’ensauvager ». Beaucoup de
légendes, beaucoup de contes à faire rêver d’aventures forestières les plus
casaniers. Et tellement, tellement de mensonges que, désignant leurs
descendants, le nom a fini par prendre une connotation péjorative. Ils
préfèrent maintenant qu’on les appelle Innus, Atikamekw, Cris, Malécites,
Micmacs, Anishinabes, Inuk, Naskapis, Mohawks, Wendats ou Abénakis. Ils ont
donné à ma langue des mots pour nommer des objets, des réalités, des lieux qui
n’existent pas ailleurs qu’ici. Malmenés par l’histoire, ils demeurent debout
sur cette terre dont ils sont pétris, mais où mes ancêtres à moi, eux aussi,
sont enterrés. Je suis, moi aussi, envers et contre tous, une sauvagesse.
Sauvage. Se dit de ce qui vit en liberté, n’est pas apprivoisé, n’a pas
été touché par la main humaine. Ce mot superbe, ce mot rouge, ce mot de lumière
échevelée, il me raconte ma propre indomptabilité, cette force en moi qui
pousse et tonne parfois, et qui fait jaillir des histoires sur l’écran de mon
ordinateur. C’est tout ce qui est en nous puissant et beau, et générateur de
création. C’est Éros.
Sauvage. C’est ce qui existe en-dehors de soi, ce que l’on ne peut
contrôler, cette force incroyable et puissante qui participe de chaque être
humain sur la Terre. C’est l’émerveillement devant le cycle universel et sacré
de la vie, quelle qu’en soit la forme.
Sauvage. C’est ainsi que je voudrais vivre et mourir, ensauvagée, aux
pieds des arbres parfumés de la grande forêt, et pas trop loin de la mer qui
m’a toujours souri.
Publiés dans un collectif d'auteurs ayant remporté le "Prix du jeune écrivain francophone", ce qui fut mon cas en 1990 avec la nouvelle "Vie et mort de Louis-Seize Stone". Cette nouvelle a été publiée en 2010 chez Hurtubise dans le recueil "Sombre Peuple".
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