mercredi 26 mars 2014

Mot détesté, mot préféré


        













Norme

          Faites l’anagramme et vous aurez tout compris : morne.
          On peut poursuivre le jeu et construire un champ lexical à l’avenant : morve, mort, mordre, ordre, tout cela est tellement gris et froid.
        C’est un mot de novembre et de crachin, un mot sous lequel toutes formes deviennent indistinctes, toutes couleurs ternes, toute musique atone.
        Que pouvons-nous attendre de la norme? Que tout soit arasé, poli, uniforme, standard. Ce mot exclut couleur, fantaisie, spontanéité, fraîcheur, joie. Chargé de menaces, il regarde d’un oeil torve quiconque n’observe pas ses prescriptions. Il vous condamne à la rectitude à perpète. Correspondez, c’est un ordre! Ne pensez pas, nous le faisons pour vous, la norme s’en occupe. Si vous êtes dans les normes, rien ne vous arrivera de fâcheux, c’est promis.
           Il n’y a nulle part où vivre dans ce mot. Si je le dessinais, il prendrait la forme d’un tombeau. Il y fait froid et sombre. Il est le cimetière des rêves flétris d’enfants hors norme à qui l’on a dit qu’ils n’avaient pas le droit de rêver. Y sont ensevelis aussi des rires éteints, des surprises dégonflées, des élans coupés, des chansons tues, des baisers retenus, des désirs avortés. La norme est un désert. Une prison déguisée en dispositif de sécurité. Un piège soporifique pour inquiets chroniques.
   Vivons. Osons. Faisons-la éclater. Peut-être alors l’a-norme deviendra-t-il la norme.


           
Sauvage


Il vient de la forêt et sent bon l’humus, ce mot. Du latin sylva, il a donné quelques prénoms et un ou deux métiers. À moi, il donne envie de respirer les parfums de la terre, de rester debout dans la tempête, d’écouter le grand silence blanc de la boréalie, où j’habite.
Sauvage, c’est le nom que l’on donnait autrefois aux gens qui vivaient près de la nature. Dans mon pays, on racontait aux petits enfants que c’étaient eux, les Sauvages, qui apportaient les bébés. On disait aussi des Français qui vivaient avec eux qu’ils finissaient tous par « s’ensauvager ». Beaucoup de légendes, beaucoup de contes à faire rêver d’aventures forestières les plus casaniers. Et tellement, tellement de mensonges que, désignant leurs descendants, le nom a fini par prendre une connotation péjorative. Ils préfèrent maintenant qu’on les appelle Innus, Atikamekw, Cris, Malécites, Micmacs, Anishinabes, Inuk, Naskapis, Mohawks, Wendats ou Abénakis. Ils ont donné à ma langue des mots pour nommer des objets, des réalités, des lieux qui n’existent pas ailleurs qu’ici. Malmenés par l’histoire, ils demeurent debout sur cette terre dont ils sont pétris, mais où mes ancêtres à moi, eux aussi, sont enterrés. Je suis, moi aussi, envers et contre tous, une sauvagesse.
Sauvage. Se dit de ce qui vit en liberté, n’est pas apprivoisé, n’a pas été touché par la main humaine. Ce mot superbe, ce mot rouge, ce mot de lumière échevelée, il me raconte ma propre indomptabilité, cette force en moi qui pousse et tonne parfois, et qui fait jaillir des histoires sur l’écran de mon ordinateur. C’est tout ce qui est en nous puissant et beau, et générateur de création. C’est Éros.
Sauvage. C’est ce qui existe en-dehors de soi, ce que l’on ne peut contrôler, cette force incroyable et puissante qui participe de chaque être humain sur la Terre. C’est l’émerveillement devant le cycle universel et sacré de la vie, quelle qu’en soit la forme.
Sauvage. C’est ainsi que je voudrais vivre et mourir, ensauvagée, aux pieds des arbres parfumés de la grande forêt, et pas trop loin de la mer qui m’a toujours souri.



            

1 commentaire:

  1. Publiés dans un collectif d'auteurs ayant remporté le "Prix du jeune écrivain francophone", ce qui fut mon cas en 1990 avec la nouvelle "Vie et mort de Louis-Seize Stone". Cette nouvelle a été publiée en 2010 chez Hurtubise dans le recueil "Sombre Peuple".

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