![]() |
Les murs blancs. Le
fauteuil de cuirette vert. Les draps de flanelle rugueux. L’odeur de propre
mêlée aux remugles de maladie.
Une goutte plique-ploque dans le lavabo, à
côté. La machine à oxygène émet un son humide. Le couloir résonne de pas
pressés, de docteur Untel demandé à l’énième étage, de petites roulettes qui
couinent.
C’est une chambre d’hôpital standard.
Dans le lit une femme dort. Des tubes, un
soluté, des moniteurs, tout un appareillage au milieu duquel la elle paraît
minuscule, recroquevillée qu’elle est dans le sommeil morphique qui ne parvient
pas à apaiser tout à fait le masque douloureux de son visage. Une autre femme,
plus jeune, veille à ses côtés. Elle la regarde, un stylo en suspens dans sa
main gauche, une pile de copies sur les genoux. Elle s’était apporté du travail
pour la journée, mais elle n’a rien fait.
Comment travailler quand ta mère meurt, là,
juste à côté de toi ?
* * *
Est-ce que c’est maintenant que je lui pardonne ?
* * *
Ils ont organisé des
tours de veille. La fille passera toute la journée avec sa mère. Le père
viendra dans la soirée. Le fils, durant la nuit.
Elle regarde mourir sa
mère et songe à la Chanson de Roland, à deux vers en particulier : Co sent Rolant que la mors le treprend/
Devers la teste sur le cuer li descent . Et elle comprend soudain ce
que Roland a dû sentir à ce moment précis. Parce qu’elle la voit, la mort, qui
s’empare tranquillement du corps, qui rampe le long des membres, qui s’enroule
mollement autour du cou, qui s’infiltre dans les veines . Elle n’est pas
pressée, la mort. Elle sait que, au point où elle en est, sa victime ne tentera
pas de lui échapper.
* * *
Il n’y a rien à pardonner. Plus rien ne subsiste, ici et maintenant,
des blessures infligées à la fille par le vitriol giclant des plaies de la
mère.
Pardonner. N’est-ce pas encore affirmer sa souveraineté
sur l’autre en lui faisant l’aumône de sa magnanimité ?
La mort abolit bien des nécessités.
* * *
Le dentier a glissé de
la bouche ouverte. Il a coulé avec la salive jusque sur l’oreiller. C’est
obscène. Plus encore que le ventre plissé qui se découvre, la toison
grisonnante du sexe qui n’a plus faim de rien, les râles exhalés par la gorge
encombrée de tubes. Ta mère comme un vieux char dans une cour à scrap.
* * *
L’heure s’égrène dans
la contemplation du néant. Le vide pousse dans le corps étendu sur le lit, le vide comme une
fleur de rien qui te suce l’essence par petits coups. La fille mange des
morceaux de homard. Dans le frigo du poste infirmier, il y en a plusieurs
petits plats, bien scellés. Des petits plats qui contiennent des morceaux de
queue, des morceaux délicieux et frais, apportés chaque jour par le père depuis
l’hospitalisation de la mère qui ne mange plus depuis des semaines.
* * *
La mère n’a jamais été
gourmande. Mais la fille l’a souvent entendue dire que, pour elle, le plus beau
délice serait une grande assiette de queues de homard, toutes décortiquées. Un
fantasme quasi irréalisable, vu le prix et l’ouvrage.
* * *
La texture du homard
dans la bouche. Craquant, juteux. Le parfum. La saveur. Parfait. C’est parfait.
Chaque matin depuis bientôt deux semaines, le père téléphone à la poissonnerie
et ordonne qu’on cuise trois homards d’une livre et quart, des femelles, et
qu’ils soient prêts pour onze heures. Chaque midi il se pointe à l’hôpital avec
le petit bol de plastique pour l’offrir à la femme qui s’étiole sous le drap de
flanelle. Au début, elle a souri et en a goûté un peu. Hmmm hmmmm, a-t-elle
fait. Mais très vite le plat est allé directement au frigo et elle n’en a plus
goûté. Ensuite le sourire aussi est disparu, puis le regard, puis la présence.
Et l’être s’en va maintenant, sera parti tout à l’heure, et c’est la fille qui
mastique le fantasme de sa mère.
* * *
Meurs avec moi. L’heure avance. J’ai passé toute cette
journée avec toi, j’ai regardé la mort faire son petit chemin de vide à travers
les cellules de ton corps, j’ai essuyé ta bave et ramassé ton dentier. Tu ne
vas pas attendre que je sois partie pour mourir. J’ai fait tout ce chemin pour
être avec toi quand tu mourrais. Meurs avec moi.
* * *
La respiration s’est
faite rare. Lente. Si lente. On croit que c’est fini et puis, oups, un autre
respir. Bientôt dix-neuf heures. Le père s’en vient, le père va arriver d’une
minute à l’autre. La fille scrute le corps, redoutant le prochain respir. Être
ici pour voir la mort et devoir partir avant l’heure du rendez-vous.
* * *
Le corps las du père
s’est encadré dans la porte. La fille a levé la tête. Elle l’a vu regarder la
mourante. Combien d’amour, de chagrin, d’impuissance il faut additionner pour
arriver au désespoir ? Elle a dit c’est pour bientôt et il a hoché
la tête, puis il s’est engouffré dans les toilettes où goutte toujours le
robinet. Elle l’a entendu pleurer. Pas longtemps. Juste un hoquet ou deux.
Juste le temps qu’elle comprenne. Elle s’est penchée vers le visage de vieux
poussin perdu dans les plis de la taie d’oreiller : « Ton homme est
là. C’est correct. Tu peux y aller. C’est correct pour moi.»
* * *
Dans la voiture,
transie, elle serre autour d’elle les pans d’un manteau qui sent le patchouli
et la cigarette. Le manteau que sa mère ne portera plus. Jamais.
* * *
La maison du frère.
Des regards, peu de mots. Elle relate sa journée. Il n’y a pas grand-chose à
dire. Puis le téléphone, très vite. La voix du père qui dit c’est fait.
* * *
L’infirmier lui a
repoussé la frange vers l’arrière. Elle a toujours détesté montrer son front.
Impossible de lui ramener les cheveux à leur place habituelle et la voilà qui
ne se ressemble plus du tout avec ce front qu’on ne connaît pas, sa bouche
sans dents, cette raideur encore tiède. Le père est parti, laissant le frère et
la sœur autour de la morte. Ils se demandent combien de temps cela prend pour
qu’on refroidisse complètement après. Après que la mort soit venue, après que
la vie ait disparu du corps. Ils touchent, calculent, discutent, puis touchent
encore, évaluant le degré de froideur. Puis ils saisissent l’incongruité de
leur conduite. Lorsque l’infirmier revient pour finir de préparer le corps, ils
sont encore aux prises avec un inextinguible fou-rire.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire