Chapitre 1
Ragoût de limaces et mauvais rêves
Il était une fois, dans un pays pas si lointain,
un château avec un roi dedans et un village à côté. Le roi, personne ne le voyait jamais, mais on
ne s’en faisait pas trop avec cela puisque tout, absolument tout, dans ce
royaume, était parfaitement ordonné.
C’est vrai, comme je vous le dis : jamais personne ne faisait de mauvais coup, pas le
moindre petit voyou pour jouer des tours
aux voisins grincheux, pas de malcommodes qui réveillaient tout le monde en
pleine nuit en chantant trop fort, rien.
Pas de surprises non plus, vous devinez bien, jamais de surprises, ni
bonnes ni mauvaises :
tout était toujours prévu. Ainsi dans le petit village dont je vous parle, chacun vaquait à ses occupations
quotidiennes sans s’inquiéter des imprévus.
Tous les villageois menaient une vie, ma foi, réglée comme du papier à musique.
Aux abords de ce village, dans une petite maison
blanche toute pareille aux autres, habitait incognito une très, très-très-très-très,
très, très Vilaine Sorcière. Personne ne
savait que c’était une Vilaine Sorcière, car elle essayait de passer inaperçue
et de vivre comme tout le monde avec son vieux matou jaune qui s’appelait
Jaunisse. Tout le monde avait un animal
domestique : on avait droit à un chat, un oiseau ou un hamster, mais
surtout pas à un chien
parce que ça aboie et que ça peut déranger les voisins. Cette Vilaine Sorcière, donc, ne voulait
surtout pas qu’on l’attrape et qu’on lui apprenne les Bonnes Manières ! Alors, elle allait
faire ses commissions à l’épicerie du village à onze heures le jeudi matin,
comme tout le monde, et se faisait du pâté chinois le vendredi, comme tout le
monde, au lieu d’utiliser son grand chaudron pour cuisiner de la soupe aux yeux
de zombie ou du ragoût de limaces aux pissenlits. Hmmmm ! du ragoût de limaces aux
pissenlits ! Quand elle était
petite, c’était son plat préféré. Mais maintenant, il ne fallait plus y
songer. Elle voulait tant avoir l’air
d’une personne ordinaire qu’elle chantait même dans la chorale des Super
Grand-Mamans, comme toutes les vieilles dames du village, le samedi après-midi.
Sauf que c’était peine perdue. On est une Vilaine Sorcière ou on ne l’est
pas ! Son pâté chinois contenait
tellement d’oignons et de poivre que cela lui donnait une haleine épouvantable,
d’autant plus qu’elle ne se brossait jamais les dents, qu’elle avait toutes
sales et cariées ! Pouah !
Quand elle faisait semblant de sourire, c’était vraiment atroce. En fait, elle ne se lavait jamais tout court,
et elle sentait terriblement mauvais, surtout des pieds. Et je ne parle pas de sa présence dans la
chorale des Super Grand-Mamans !
Une véritable catastrophe !
On l’avait placée en avant pour que sa détestable haleine ne gêne pas
les autres chanteuses. Mais évidemment,
elle était incapable de chanter juste.
Alors, quand elle entonnait, de ce qu’elle pensait être sa plus belle
voix: « Au clair de la lune, mon ami Pierrot », le public se bouchait les
oreilles et se retenait pour ne pas se sauver en courant. Et ce n’était pas le pire. Vous ne l’avez pas vue ! Imaginez quelqu’un qui aurait l’air d’une
grand-maman à l’envers, une vieille bonne femme avec la peau toute jaune, un
long nez pointu et poilu, des grands pieds tordus, des vieux doigts crochus,
rajoutez la mauvaise odeur et la voix de fausset, et vous avez le portrait de
celle dont les gens du village n’osaient jamais s’approcher à moins de dix
mètres. Mais ça ne les empêchait pas de
rire souvent d’elle et de son vieux matou rabougri ; cela la mettait dans
de telles colères ! Oh, la,
la ! Une chance que les gens ne
savaient pas qui elle était vraiment, car alors ils auraient eu terriblement
peur. Une Vilaine Sorcière,
pensez-vous ! Tout le monde les
craignait, elles étaient tellement imprévisibles et désordonnées ! Mais puisqu’ils ignoraient sa véritable
identité, les gens du village ne se privaient pas de rire d’elle. Ce qu’ils trouvaient le plus drôle, c’était
son nom. Est-ce que je vous ai dit son
nom ?
Non ?
Elle s’appelait Grosspafine. Oui, bien sûr, vous aussi cela vous fait
rire. Mais lorsqu’elle était une petite
fille Vilaine Sorcière et qu’elle vivait dans la Forêt avec ses parents, le
Vilain Sorcier Pouftupu et la Vilaine Sorcière Crottdenée, ce nom ne faisait
rire personne : tout le monde dans la famille avait un prénom de ce
genre-là. Et en plus, pour une jeune
Vilaine Sorcière, se faire appeler « grosse pas fine », c’était tout
un compliment ! Parce que ses
parents étaient horriblement fiers d’elle.
« Oh ! Regarde comme elle
est affreuse ! » roucoulaient-ils tendrement en la regardant faire
ses jolies polissonneries. Alors, pour
leur plaire, elle faisait des grimaces encore plus dégoûtantes, se décrottait
le nez en public, disait des gros mots, faisait pipi dans les coins... Jamais des parents Vilaines Sorcières
n’avaient été aussi fiers de leur enfant.
Mais un jour, les chevaliers du roi, accompagnés
d’une ou deux Bonnes Fées, attrapèrent ses parents Pouftupu et Crottdenée, son
petit frère Ptitrognon et son grand-père Grôpette, et les envoyèrent se faire
montrer les Bonnes Manières à l’École des Bonnes Manières (justement). Or, ce jour-là, au moment où sa famille se
faisait enlever, Grosspafine était en train de cueillir des champignons
vénéneux pour parfumer l’omelette aux œufs de dragon prévue pour le
souper. Les chevaliers du roi étaient
donc repartis sans se rendre compte qu’ils n’avaient pas attrapé toute la
maisonnée. Alors, quand elle revint à la
maison, elle ne trouva personne, évidemment.
La porte était fermée à clef, et l’on avait cloué dessus une feuille de
papier sur laquelle on pouvait lire ceci :
« Oyez !
Oyez ! La famille de Vilaines
Sorcières qui vivait ici a été envoyée apprendre les Bonnes Manières à l’école
des Bonnes Manières. Ils seront de
retour dans quelques semaines, tout à fait guéris, et les gens du comté
n’auront plus à vivre dans la crainte de les voir faire des choses
IMPRÉVISIBLES. »
Grosspafine ne savait pas encore lire à ce
moment-là, mais elle devina ce qui s’était passé, parce que son grand nez poilu
était capable de sentir l’odeur des chevaliers du roi, et surtout celle des
Bonnes Fées, qu’elle détestait et dont elle avait très peur, parce que des
histoires horribles circulaient à leur propos parmi les Vilaines Sorcières.
Alors, elle se mit en colère et tapa du pied en
grognant, mais cela ne fit pas revenir sa famille.
Elle cria des gros mots jusqu’au ciel, mais cela
ne fit pas revenir sa famille.
Elle jeta un mauvais sort sur le château, mais
cela ne réussit qu’à faire pousser du poil entre les orteils des serviteurs du
roi, et cela ne fit pas revenir sa famille.
— Tant pis, se dit-elle.
Je resterai toute seule. Et il
n’est pas question que je me fasse attraper et montrer les Bonnes
Manières. Alors je vais partir d’ici !
Et c’est ainsi qu’elle vint habiter au village
avec Jaunisse, et elle y vécut tranquillement durant plusieurs années en
cachant sa véritable identité. Le fait
qu’elle vive toute seule, étant enfant, n’alarma personne outre mesure
puisqu’elle faisait croire que sa mère-grand très malade habitait avec
elle. Elle grandit donc en paix et alla
même à l’école avec les autres enfants, qui se tenaient loin d’elle parce
qu’elle sentait vraiment trop mauvais.
Elle ne se fit jamais d’amis parmi les enfants du village, mais l’école
lui permit d’apprendre à lire, à écrire, à compter et, surtout, de voir comment
vivaient les Personnes Ordinaires pour pouvoir faire comme elles et passer
inaperçue. Quand elle fut assez grande
pour que le fait de vivre toute seule n’attise pas les curiosités, elle déclara
que sa pauvre mère-grand était morte, laissa les voisins lui offrir leurs
condoléances et continua de vivre tranquille en respectant les lois du royaume
et en ayant l’air le plus poli possible quand elle était en public.
Mais pour une Vilaine Sorcière qui n’a pas
appris les Bonnes Manières, c’est très difficile d’avoir l’air d’une Personne
Ordinaire, et surtout dans ce royaume-là, où tout le monde faisait toujours
comme tout le monde. C’était pour elle
un effort énorme, tous les jours, que de s’empêcher de jouer des tours, ou de
faire des grimaces, ou de se décrotter le nez en public, ou de dire des gros
mots, ou de faire pipi dans les coins.
Bref, elle avait bien de la difficulté à garder ses mauvaises manières
pour elle. Et, à mesure qu’elle
vieillissait en retenant ses mauvais penchants, son cœur devenait plus amer que
du sirop contre la grippe, plus dur qu’une vieille gomme balloune oubliée
depuis l’Halloween de l’année dernière, plus froid que le siège d’une balançoire
au mois de janvier. Petit à petit, elle
se mit donc à faire des cauchemars.
Au départ, cela ne
l’inquiéta guère. C’est normal, quand on
n’est pas capable d’exprimer une émotion dans la vie de tous les jours, que
celle-ci revienne dans nos rêves. C’est pour cela que c’est important de dire ce
qu’on ressent. Grosspafine, elle,
s’empêchait continuellement d’être elle-même.
Alors, la seule façon possible pour elle de laisser sortir les idées de
gestes imprévisibles qui lui remplissaient la tête, c’était d’être malcommode
en rêve. Et plus elle devenait vieille,
plus elle devenait malcommode. Alors,
ses rêves étaient de plus en plus effroyables.
Bon… Oui… Vous allez me dire que, faire des cauchemars,
pour quelqu’un d’aussi vilain, ce n’est pas si grave. Et que c’est même la moindre des choses. Je suis bien d’accord. Sauf que Grosspafine, elle, ça l’empêchait de
dormir. Et ça, c’était grave !
Au début de notre histoire, la pauvre
Grosspafine n’avait pratiquement pas dormi depuis deux ans. Oh, elle dormait un peu, bien sûr, sinon elle
n’aurait pas eu de mauvais rêves. Même
qu’elle serait peut-être morte de fatigue pour de vrai au bout du compte, si
elle n’avait pas dormi du tout. Mais
aussitôt qu’elle trouvait le sommeil, elle rêvait de quelque chose d’abominable
et se réveillait en sursaut. Par
exemple, elle rêvait qu’elle faisait bouillir des petits enfants en bouse de
vache dans sa marmite (ça c’était la partie « beau rêve »), puis elle
se rendait compte que c’était elle que les enfants faisaient bouillir en
chantant à tue-tête :
—
Tu n’es pas comme les
autres ! Tu n’es pas comme les
autres !
Alors, évidemment, elle s’éveillait en
hurlant. Et après, elle avait tellement
peur qu’elle n’arrivait plus à se rendormir.
Imaginez : une Vilaine Sorcière si malcommode que ses propres
vilaines pensées lui faisaient peur ! Même que, certaines nuits, elle ne dormait
pas du tout, tant elle craignait de faire des cauchemars. Je ne fais pas de blagues. C’en était au point que Grosspafine avait
peur d’avoir peur. Alors elle ne dormait
à peu près plus.
Elle se mit à maigrir. De grands cernes bruns apparurent
sous ses
yeux. Sa peau se mit à verdir
dangereusement. Ses joues ridées se
creusèrent. Son nez devint encore plus
long et plus poilu. Elle avait toujours
mal à la tête et faisait à son chat de terribles crises de colère. Elle dépérissait de jour en jour. Même qu’un bon matin, son vieux chat jaune
lui fit remarquer qu’elle n’avait pas du tout l’air dans sa marmite.
—
Tu as raison Jaunisse, s’écria-t-elle
de sa voix cassée. Si ça continue, je
vais tomber sérieusement malade. Il faut
que je fasse quelque chose.
La nuit venue, elle se rendit en cachette à la
Grande Bibliothèque de Magie Noire, qui se trouvait dans une grotte oubliée de
tous au fin fond de la Forêt Profonde, et où elle savait qu’une Vilaine
Sorcière pouvait trouver toutes les réponses aux questions qu’elle pouvait se poser. Et
là, elle chercha dans l’Encyclopédie des Remèdes
Maléfiques un antidote pour ses cauchemars. Elle dut chercher longtemps, longtemps,
longtemps, et en éternuant souvent, car depuis le temps, une bonne épaisseur de
poussière s’était déposée sur les volumes.
C’était une énorme encyclopédie qui comptait quatre-vingt-douze volumes
et qui ne supportait aucun classement.
Bien sûr, toutes les connaissances y étaient, mais sans aucun
ordre. Tout était mélangé ! Pire : chaque fois qu’on reprenait un
volume pour vérifier quelque chose qu’on avait lu un peu plus tôt, le mot avait
changé de place ! Vous imaginez ? Vous vous rappelez, par exemple, avoir vu une
belle image à la page 14 du cinquantième volume, et quand vous rouvrez le livre
pour la montrer à votre ami, elle n’est plus au même endroit et il faut la
chercher à nouveau ! Ce ne fut donc qu’au bout de deux jours et trois
nuits que Grosspafine trouva enfin ce qu’elle cherchait.
C’était une recette. Une recette de confiture. Pas n’importe quelle recette de confiture,
pas de la confiture de fraises ou de framboises, non-non-non-non-non, même pas
de la confiture de rats écrasés! C’était
la recette de la confiture de rêves.
Elle se dépêcha de recopier la recette sur une
feuille de papier avant que le livre ne décide de la changer de place, et s’en
retourna chez elle en ricanant, faisant résonner dans la nuit son horrible voix
grinçante.
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