dimanche 20 avril 2014

La Marelle

La marelle

Mon oncle Pit a eu une ribambelle de chiens pas d’allure, tous plus laids et stupides les uns que les autres. Le pire dont je me souvienne était Dino, un affreux bâtard court sur pattes qui nous mordait vicieusement les chevilles. Et les rares fois où il en a eu des beaux, ils faisaient comme la chèvre de monsieur Seguin : ils cassaient leur corde et s’enfuyaient, sauf que pas dans la montagne mais dans le chemin, et ne se faisaient pas manger par le loup mais écraser par des camions. Mon oncle Pit n’a jamais eu de chance avec ses chiens.

Puis il a eu une chèvre aussi. Caprice. Caprice qui mangeait les roses à ma tante Pearl et le linge de toute la famille qui séchait sur la corde. Caprice qui nous bumpait le derrière sans avertissement comme ça, pour jouer.

Moi j’avais juste un chien. Il volait les mitaines et c’était tout un cirque pour les récupérer. Ça finissait souvent qu’on rentrait en pleurant, les mains gelées, la morve au nez.  Mais je l’aimais beaucoup. C’était mon chien.

Avec les chiens et la chèvre, on était trois ou quatre petites filles, plus  ou moins cousines, à jouer ensemble. Quand Pâques arrivait, ça ne nous dérangeait plus trop de nous faire voler nos mitaines, il faisait moins froid. Et puis, si la fête du printemps venait suffisamment tard dans la saison, il y avait assez d’espace sans neige dans la cour pour qu’on puisse dessiner une marelle dans la gravelle avec un bâton. Une fois tracés la Terre, le Paradis et le chemin entre les deux, on se choisissait chacune un caillou — on se chamaillait invariablement pour le blanc — et on jouait. On jouait jusqu’au cipâte familial qui clôturait ce dimanche un peu différent des autres, jusqu’à ce que nos mères sortent nous crier de rentrer. On sautait à cloche-pied dans les cases de la marelle, la petite voisine venait écornifler, on lui défendait d’approcher, elle se mettait à pleurer et, souveraines et magnanimes, on finissait par lui concéder le droit de juste regarder. À un moment donné, quand elle faisait assez pitié, elle avait la permission de se trouver un caillou et de jouer avec nous. Mais gare à elle : un rien suffisait pour qu'on l'accuse de tricher. On la poussaillait alors en lui intimant de retourner d’où elle venait et de ne PLUS JAMAIS revenir nous tanner. Sinon…

Une fois, la marelle était un peu boueuse et la petite voisine est tombée sur le derrière avec sa belle robe de Pâques — jamais ma mère ne m’aurait fait porter pareille meringue, il y avait bien trop de froufrous, et en plus elle était blanche. Cette fois-là on ne l’avait pas poussée. C’est Caprice qui l’avait bumpée par en arrière. Pendant qu’elle se relevait en reniflant, essayant tant bien que mal de nettoyer sa robe plus blanche du tout, Dino l’a mordue, ce qui a déchiré ses beaux collants en nid d’abeille, et mon chien lui a volé son bérêt. Sur le coup on riait, mais maintenant on ne riait plus. Parce que, ce qui sortait de la petite voisine assise dans la boue, rendu là, c’étaient les sanglots du désespoir. J’ai tenté vainement de récupérer le bérêt, mais le chien avait trop de fun, il courait partout en faisant des bonds, pas moyen. On a fini par aider la petite voisine à se relever, on a dit c’est pas grave (quelqu’un a ajouté qu’elle n’était même pas belle cette robe-là de toute façon, mais c’est pas moi), et on l’a laissée partir.

Pendant qu’elle s’éloignait vers sa maison en traînant les pieds, on l’a entendue hoqueter.

— Ma mère va me tuer. 

On s’est toutes regardées. Quelque part, on savait que c’était vrai.

mercredi 9 avril 2014

Des queues de homard toutes décortiquées


  

Les murs blancs. Le fauteuil de cuirette vert. Les draps de flanelle rugueux. L’odeur de propre mêlée aux remugles de maladie.

Une goutte plique-ploque dans le lavabo, à côté. La machine à oxygène émet un son humide. Le couloir résonne de pas pressés, de docteur Untel demandé à l’énième étage, de petites roulettes qui couinent.

C’est une chambre d’hôpital standard.   

Dans le lit une femme dort. Des tubes, un soluté, des moniteurs, tout un appareillage au milieu duquel la elle paraît minuscule, recroquevillée qu’elle est dans le sommeil morphique qui ne parvient pas à apaiser tout à fait le masque douloureux de son visage. Une autre femme, plus jeune, veille à ses côtés. Elle la regarde, un stylo en suspens dans sa main gauche, une pile de copies sur les genoux. Elle s’était apporté du travail pour la journée, mais elle n’a rien fait.

Comment travailler quand ta mère meurt, là, juste à côté de toi ?

* * *

Est-ce que c’est maintenant que je lui pardonne ?

* * *

Ils ont organisé des tours de veille. La fille passera toute la journée avec sa mère. Le père viendra dans la soirée. Le fils, durant la nuit.

Elle regarde mourir sa mère et songe à la Chanson de Roland, à deux vers en particulier : Co sent Rolant que la mors le treprend/ Devers la teste sur le cuer li descent . Et elle comprend soudain ce que Roland a dû sentir à ce moment précis. Parce qu’elle la voit, la mort, qui s’empare tranquillement du corps, qui rampe le long des membres, qui s’enroule mollement autour du cou, qui s’infiltre dans les veines . Elle n’est pas pressée, la mort. Elle sait que, au point où elle en est, sa victime ne tentera pas de lui échapper.

* * *

Il n’y a rien à pardonner. Plus rien ne subsiste, ici et maintenant, des blessures infligées à la fille par le vitriol giclant des plaies de la mère.

Pardonner. N’est-ce pas encore affirmer sa souveraineté sur l’autre en lui faisant l’aumône de sa magnanimité ?

La mort abolit bien des nécessités.

* * *

Le dentier a glissé de la bouche ouverte. Il a coulé avec la salive jusque sur l’oreiller. C’est obscène. Plus encore que le ventre plissé qui se découvre, la toison grisonnante du sexe qui n’a plus faim de rien, les râles exhalés par la gorge encombrée de tubes. Ta mère comme un vieux char dans une cour à scrap.

* * *

L’heure s’égrène dans la contemplation du néant. Le vide pousse dans le corps étendu sur le lit, le vide comme une fleur de rien qui te suce l’essence par petits coups. La fille mange des morceaux de homard. Dans le frigo du poste infirmier, il y en a plusieurs petits plats, bien scellés. Des petits plats qui contiennent des morceaux de queue, des morceaux délicieux et frais, apportés chaque jour par le père depuis l’hospitalisation de la mère qui ne mange plus depuis des semaines.

* * *

La mère n’a jamais été gourmande. Mais la fille l’a souvent entendue dire que, pour elle, le plus beau délice serait une grande assiette de queues de homard, toutes décortiquées. Un fantasme quasi irréalisable, vu le prix et l’ouvrage.

* * *

La texture du homard dans la bouche. Craquant, juteux. Le parfum. La saveur. Parfait. C’est parfait. Chaque matin depuis bientôt deux semaines, le père téléphone à la poissonnerie et ordonne qu’on cuise trois homards d’une livre et quart, des femelles, et qu’ils soient prêts pour onze heures. Chaque midi il se pointe à l’hôpital avec le petit bol de plastique pour l’offrir à la femme qui s’étiole sous le drap de flanelle. Au début, elle a souri et en a goûté un peu. Hmmm hmmmm, a-t-elle fait. Mais très vite le plat est allé directement au frigo et elle n’en a plus goûté. Ensuite le sourire aussi est disparu, puis le regard, puis la présence. Et l’être s’en va maintenant, sera parti tout à l’heure, et c’est la fille qui mastique le fantasme de sa mère.

* * *

Meurs avec moi. L’heure avance. J’ai passé toute cette journée avec toi, j’ai regardé la mort faire son petit chemin de vide à travers les cellules de ton corps, j’ai essuyé ta bave et ramassé ton dentier. Tu ne vas pas attendre que je sois partie pour mourir. J’ai fait tout ce chemin pour être avec toi quand tu mourrais. Meurs avec moi.

* * *


La respiration s’est faite rare. Lente. Si lente. On croit que c’est fini et puis, oups, un autre respir. Bientôt dix-neuf heures. Le père s’en vient, le père va arriver d’une minute à l’autre. La fille scrute le corps, redoutant le prochain respir. Être ici pour voir la mort et devoir partir avant l’heure du rendez-vous.

* * *

Le corps las du père s’est encadré dans la porte. La fille a levé la tête. Elle l’a vu regarder la mourante. Combien d’amour, de chagrin, d’impuissance il faut additionner pour arriver au désespoir ? Elle a dit  c’est pour bientôt et il a hoché la tête, puis il s’est engouffré dans les toilettes où goutte toujours le robinet. Elle l’a entendu pleurer. Pas longtemps. Juste un hoquet ou deux. Juste le temps qu’elle comprenne. Elle s’est penchée vers le visage de vieux poussin perdu dans les plis de la taie d’oreiller : « Ton homme est là. C’est correct. Tu peux y aller. C’est correct pour moi.»

* * *

Dans la voiture, transie, elle serre autour d’elle les pans d’un manteau qui sent le patchouli et la cigarette. Le manteau que sa mère ne portera plus. Jamais.

* * *

La maison du frère. Des regards, peu de mots. Elle relate sa journée. Il n’y a pas grand-chose à dire. Puis le téléphone, très vite. La voix du père qui dit c’est fait.

* * *

L’infirmier lui a repoussé la frange vers l’arrière. Elle a toujours détesté montrer son front. Impossible de lui ramener les cheveux à leur place habituelle et la voilà qui ne se ressemble plus du tout avec ce front qu’on ne connaît pas, sa bouche sans dents, cette raideur encore tiède. Le père est parti, laissant le frère et la sœur autour de la morte. Ils se demandent combien de temps cela prend pour qu’on refroidisse complètement après. Après que la mort soit venue, après que la vie ait disparu du corps. Ils touchent, calculent, discutent, puis touchent encore, évaluant le degré de froideur. Puis ils saisissent l’incongruité de leur conduite. Lorsque l’infirmier revient pour finir de préparer le corps, ils sont encore aux prises avec un inextinguible fou-rire.